« J’ai toute ma vie cherché à être dégagé des préjugés, à être citoyen du monde avant d’être français », affirme Mérimée quelques jours avant sa mort . Une des lignes de force de son œuvre est la recherche inlassable de territoires mal connus ou inexplorés, comme l’Espagne, la Corse, la Lituanie, le monde slave. Il ne les a pas tous visités – il lui arrive d’écrire d’un pays qu’il ne verra que des années plus tard –, mais il les a tous fait siens. Leur exploration s’accompagne d’une remontée vers un ailleurs temporel, un monde primitif situé en dehors de la civilisation. Ce double déplacement soulève avec acuité la question du relativisme culturel : Mérimée montre la beauté de la force brute, une beauté éloignée des canons habituels, et la poésie des ballades qui échappent aux normes esthétiques, une poésie que l’on ne perçoit que si l’on fait taire les préjugés du civilisé :
A vrai dire, je ne conçois guère de poésie que dans un état de demi-civilisation, ou même de barbarie, s’il faut trancher le mot .
En même temps, il affirme que l’existence de cet univers hors du temps, du progrès, de la civilisation, tient du miracle ; déjà pris dans un processus de dégradation, ce monde révolu ne vivra certainement pas longtemps. Le temps nivelle tout sur son passage, les langues se meurent, les rites s’oublient peu à peu… L’œuvre de Mérimée, tout en révélant l’authenticité de l’ailleurs, est habitée par le sentiment de l’irréparable et de la perte.
Corse
Avec l’émergence d’un mythe napoléonien, dans les années 1815-1830, la France éprouve pour la Corse un intérêt certain. Comme d’autres écrivains , Mérimée le partage, et fait paraître une nouvelle sous-titrée « mœurs de la Corse », Mateo Falcone, le 3 mai 1829 dans la Revue de Paris. Il puise alors ses informations dans la presse de l’époque et dans quelques ouvrages sur la Corse, comme celui de l’Abbé Gaudin . Dix ans plus tard (entre le 16 août et le 7 octobre 1839), il visite la Corse. « On trouve ici de la couleur locale presque aussi souvent que des punaises », écrit-il pour résumer ses impressions . C’est ce voyage qui lui inspire Colomba : il rencontre Colomba Carabelli, veuve Bartoli, dont le fils est mort victime d’une vendetta, et il entend aussi parler d’une autre vendetta qui s’est déroulée à Sartène, et qui a causé la mort de six personnes.
Mérimée présente Colomba comme une « mosaïque », réunissant des détails de récits qu’il a entendus et lus. Il travaille, semble-t-il, avec des fiches [qui permettent de reconstituer des paysages, des rites, des valeurs : c’est ainsi qu’il évoque les veillées, le chant de la voceratrice, les guerres entre familles, la vie des hors-la-loi dans le maquis… Cependant, ce ne sont pas tant les mœurs ou la géographie qui retiennent son attention, que l’homme : « c’est la pure nature qui m’a plu surtout. [...] Je ne parle pas des vallées, ni des montagnes, ni des sites tous les mêmes et conséquemment horriblement monotones [...], mais je parle de la pure nature de l’HOMME. Ce mammifère est vraiment fort curieux ici et je ne me lasse pas de me faire conter des histoires de vendettes . »
L’image que Mérimée donne de la Corse reste pourtant une image partielle et partiale. Peut-être était-ce plus vrai de la sorte . » Toute rude qu’elle est dans Colomba, la Corse paraît pourtant bien policée en comparaison du monde barbare décrit quelques années plus tôt dans La Guzla.
Espagne
L’Espagne fut pour Mérimée la patrie d’élection. Il commença à s’y intéresser en 1823-1824, lors de l’expédition menée par Louis XVIII pour rétablir le roi Ferdinand VII sur son trône, et il y fit son premier voyage de juin à décembre 1830. C’est à cette occasion qu’il fit la connaissance des Montijo ; la future impératrice des Français avait quatre ans. Par la suite, il revint séjourner en Espagne à des intervalles réguliers.
L’Espagne imprègne son œuvre : il lui consacre des articles sur le théâtre espagnol, 1824 ; Lettres d’Espagne, 1831-1832), il en fait le cadre de plusieurs de ses œuvres de fiction (Théâtre de Clara Gazul, 1825, Les Âmes du Purgatoire, 1834, Carmen, 1845), et il est l’auteur d’une Histoire de don Pèdre 1er, roi de Castille (1847). Il n’existe pas de différence tranchée entre la fiction et l’œuvre savante ou documentaire : le même matériau sert d’un texte à l’autre. Mérimée brouille d’ailleurs la frontière qui sépare les deux domaines, en utilisant des notices explicatives à l’intérieur de la fiction. Il reconstitue les parcours géographiques de ses personnages, comme si les noms étaient par eux-mêmes sources de dépaysement. Il décrit les mœurs, les rites, la religion, les spectacles, les parlers, l’habitat, la nourriture, en insistant toujours sur le petit détail vrai. Les petites gens et les marginaux arrêtent en priorité l’attention de Mérimée, le voleur, le bourreau, la sorcière, la bohémienne… Eux seuls sont susceptibles de fournir des sujets littéraires. Il écrit :
La canaille est ici intelligente, spirituelle, remplie d’imagination, et les classes élevées me paraissent au-dessous des habitués d’estaminet et de roulette de Paris.
Dans Les Espagnols en Danemark, le résident français présente l’Espagne comme le pays de l’anti-progrès, opposé à la France et à l’Italie . Pour Mérimée, l’Espagne est aussi le pays des contraires : d’un côté, elle défend les valeurs comme l’hospitalité, la générosité, le sens du devoir, la noblesse de cœur, bref, les « préjugés chevaleresques », de l’autre côté, elle exacerbe la violence et les passions. En Espagne, la tragédie se joue dans la rue.
Monde slave
Après l’abbé Fortis et Charles Nodier , Mérimée choisit à son tour d’explorer le monde slave. La première incursion qu’il fait dans cet univers encore mal connu a lieu dans La Guzla (1827), ouvrage publié sous l’anonymat et présenté comme un recueil de documents authentiques. Mérimée n’a pas visité l’Illyrie où il prétend avoir recueilli ses poèmes, mais il a lu l’œuvre de ses prédécesseurs et sait reconstituer toute une atmosphère à partir d’un détail : il reproduit les noms, décrit les coutumes (fêtes, enterrements, mariages), rapporte des superstitions, reprend des ballades ou en invente . Plus tard, il apprend le russe, publie une série d’études sur la littérature et l’histoire russes, ainsi que des traductions de textes littéraires, et, à la fin de sa vie, il évoque la civilisation slave dans Lokis (1869), sa dernière grande nouvelle. L’action se déroule cette fois en Lituanie. Mérimée glisse à nouveau des détails pittoresques dans le portrait de certains personnages, comme la vieille sorcière de la forêt, ou dans la description de rites, comme cette célébration du mariage où la jeune mariée est souffletée par sa tante pour simuler une violence matérielle pouvant servir de prétexte à divorce .
La dernière nouvelle de Mérimée montre la continuité qui existe de 1827 à 1869 dans la représentation du monde slave dans son œuvre, bien que l’importance de la couleur locale soit devenue entretemps secondaire. Le héros de Lokis, le comte Michel Szémioth, hanté par l’idée du dualisme des êtres, s’abandonne aux penchants de bête féroce [lycanthropes se rapporte exclusivement au loup garou] qu’il sent en lui, et tue sa fiancée d’une morsure à la gorge. D’une histoire de vampires à l’autre, le monde slave semble être pour Mérimée le monde primitif par excellence, où les forces de création et de destruction ne sont pas encore complètement domestiquées. La remontée vers les sources s’effectue d’une façon concomitante sur les plans linguistique (recherches étymologiques du narrateur) et historique. Relisons le chapitre III où le comte Michel propose de mener le linguiste dans une forêt qu’il nomme « la matecznik, la grande matrice, la grande fabrique des êtres ». Et il précise, avec insistance : « personne n’en a sondé les profondeurs, […] excepté, bien entendu, MM. les poètes et les sorciers, qui pénètrent partout. » Cette forêt est comme le microcosme du monde slave, en même temps que son symbole.
Profondeurs
Grottes, ravins, forêts profondes, Mérimée introduit au cœur de ses textes des lieux clos et impénétrables qui se dérobent au regard. Ces espaces secrets symbolisent le mystère essentiel à toutes ses œuvres, y compris les nouvelles qui ne sont pas à proprement parler fantastiques. Chacune d’elles se laisse lire à différents degrés, par des collégiens de cinquième ou par des psychanalystes, et, devant la succession de ces strates dont on découvre l’existence à mesure que l’investigation progresse, on est comme pris de vertige. Les personnages sont comme des forces en mouvement, obéissant à une logique implacable, mais derrière leur discours rationnel des zones d’ombre se devinent :
Vous parlez de la raison bien à votre aise ; mais est–elle toujours là, comme vous dites, pour nous diriger ?
lit-on sous la plume de Mérimée dans Lokis, à une époque où il reconnaît explicitement la part du rêve et du fantasme dans la création. Cette ambiguïté fondamentale du rationnel et du fantasmatique apparaît dès La Guzla dont la violence a souvent heurté les lecteurs. D’un texte à l’autre, on est frappé par la récurrence des situations, la constance d’un matériau imaginaire obsédant. Selon Mérimée, moins l’auteur en dit, plus le lecteur en pense ; c’est ainsi qu’il mène celui-ci insensiblement jusqu’aux frontières de l’impensable et de l’irrationnel, dans les régions troubles de la psyché.