Passer au contenu Société Mérimée

Histoire

Nommé inspecteur général des Monuments historiques en 1834, Mérimée entreprend des recherches dans le domaine de l’histoire dès 1838 : toutes les deux vouées au service du passé, l’archéologie et l’historiographie sont des activités solidaires. Celles de l’écrivain et de l’historien le sont aussi à cette époque où le roman historique est en vogue, tandis qu’un Amédée Thierry ou un Michelet prennent une plume d’écrivain pour évoquer l’histoire. Rien d’étonnant alors que Mérimée soit élu à l’Académie française, en 1844, à deux titres, comme le romancier de Colomba et comme l’auteur de l’Essai sur la guerre sociale. Pour lui, en effet, littérature et histoire sont si proches qu’en s’arrêtant d’écrire des œuvres d’imagination en 1846, il parvient à transplanter certains des grands thèmes de sa fiction, en particulier ceux qui se rattachent à la quête de l’ailleurs, dans la réalité que l’historien se propose de représenter. Cet ailleurs, que ses excellentes connaissances linguistiques lui permettent d’explorer, englobe principalement l’antiquité gréco-romaine, le moyen âge espagnol et les XVIIe et XVIIIe siècles russes. Partout, il est attiré par de grandes personnalités à statut ambigu, qui, prêtes à tous les crimes pour conquérir le pouvoir, introduisent dans la société des changements en faveur du plus grand nombre. Les ouvrages historiques de Mérimée diffèrent de ceux des contemporains par le traitement particulier du matériau. Au lieu de s’engager pour une cause et de faire ressortir les grandes lignes au détriment des arrière-plans, Mérimée ambitionne l’objectivité, confronte des témoignages, et ne craint pas d’évoquer une multitude de faits sans les classer en ordre hiérarchique. Les lecteurs de son temps, qui cherchaient du roman dans l’histoire, étaient peu attirés par une telle écriture. De l’autre côté, les historiens du XXe siècle se méfient de l’écrivain qui s’aventure sur leur territoire, en utilisant ses propres moyens de dramatisation et de narration romanesque. Bref, Mérimée serait trop savant et trop artiste. Le résultat est que son œuvre historique, pourtant importante, se trouve hors d’usage, hors circulation éditoriale. Terra incognita, elle attend les explorateurs.

Don Pèdre

Le roi don Pèdre, né en 1334, intronisé en 1350, assassiné par son frère en 1369, appelé tantôt le Justicier, tantôt le Cruel par les chroniqueurs, captivait l’imagination de Mérimée aussi bien par son aura légendaire qu’en faisant appel, par les massacres commis sur son ordre, au goût pour la violence de l’auteur de La Guzla et de l’Essai sur la guerre sociale.

Mérimée a certainement rencontré dès ses lectures de jeunesse ce protagoniste de nombreuses pièces de théâtre du Siècle d’Or espagnol, mais n’entreprend des recherches sur son règne qu’en 1843, à un moment où, dans la suite de la Conjuration de Catilina, il devrait continuer ses travaux sur César. Don Pèdre se substitue, donc, à César, c’est lui qui sera, pendant les quatre années à venir, au centre des intérêts de l’historien. La principale informatrice de Mérimée est sa grande amie Mme de Montijo qui lui envoie des livres, le met en contact avec des savants espagnols et, surtout, le pourvoit de lettres d’introduction auprès des autorités qui, toutefois, ne lui donneront pas toujours accès au matériel qu’il souhaiterait consulter. Ce nonobstant, l’ouvrage de Mérimée est la première étude sur don Pèdre fondée sur des documents d’archives. Intitulé Don Pèdre Ier roi de Castille, il paraît en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes en 1847-1848, puis en librairie, chez Charpentier, en 1848. Mais les temps révolutionnaires ne sont pas propices aux ouvrages traitant d’un passé lointain : la publication du livre n’aura pas d’écho dans la presse. Despote meurtrier et défenseur de l’intérêt de tous, y compris le peuple, face aux oligarques, don Pèdre est une de ces grandes personnalités historiques dont le statut ambigu fascine Mérimée. Avant lui, les historiens considéraient cette ambiguïté sous son aspect moral. C’est Mérimée qui ouvre de nouvelles perspectives. Au lieu d’essayer de trancher le bien du mal dans les actions de don Pèdre, il présente une problématique historique : « le roi en face de la féodalité, le premier défi du pouvoir central aux forces de distension et désagrégation médiévale ». Carmen, en 1845, fut écrit en marge de Don Pèdre Ier.

Etudes sur l’Histoire romaine

En 1838, dix ans avant que le vogue de césarisme ne submerge l’historiographie, et deux ans après la publication du Précis des guerres de César de Napoléon Ier, Mérimée conçoit le projet d’une vie de César. C’est son héros idéal : « un homme qui a été le plus grand capitaine de tous les siècles puisqu’il n’a jamais été battu, le plus intrépide paillard, grand orateur, bon historien, si joli garçon que les rois s’y trompaient et le prenaient pour femme, qui a fait cocus tous les grands hommes de son temps, qui a changé la constitution politique et sociale de son pays, qui, qui, trente mille qui »... C’est en tant que préliminaires de l’histoire de César que paraissent les deux volumes d’Etudes sur l’histoire romaine, l’Essai sur la guerre sociale, en 1840, et la Conjuration de Catilina, en 1844. Le premier présente l’un des chapitres les plus sanglants de Rome : misères du peuple auxquelles les Gracques tentent vainement de remédier, lutte acharnée pour le pouvoir entre Marius et Sylla, chacun signalant ses triomphes par « des confiscations, des pillages, des incendies, des massacres, des destructions de villes ». Le second volume est l’histoire d’une crise politique bien connue, conséquence des ravages moraux de la guerre sociale. L’optique de Mérimée est novatrice parce que, au lieu d’attribuer d’office à Cicéron le beau rôle, il s’efforce de présenter les pour et les contre avec neutralité. Mais l’essentiel, bien sûr, est la figure de César qui se détache peu à peu sur un fond mouvementé pour commencer sa marche vers le pouvoir suprême, celui du « premier citoyen de Rome, c’est-à-dire [du] maître du monde ». Pour des raisons que nous ignorons, Mérimée n’a pas écrit la suite de l’histoire de César. Peut-être par peur de toucher à l’idéal. Vingt ans après, Napoléon III entreprend d’écrire un ouvrage sur César, et Mérimée sera son conseiller. Il pense peu de bien du résultat, mais reste un censeur clément par égard pour : « des gens que je respecte peu, mais que je ne peux pas m’empêcher d’aimer ».

Etudes sur l’Histoire russe

Les études sur l’histoire russe de Mérimée s’échelonnent de 1852 à sa mort : Episode de l’histoire de Russie. Le Faux Démétrius, 1853 [1852] ; « Les Cosaques d’Ukraine et leurs derniers atamans », 1854 ; « Révolte de Stenka Razine », 1861 ; « Bogdan Chmielnicki », 1863 ; « Procès du tsarévitch Alexis », 1864-1865 ; « Jeunesse de Pierre le Grand », 1867-1868 ; « Histoire de la fausse Elisabeth II », 1869. Ecrites pendant la période où l’écrivain se tait et où l’inspecteur général se dessaisit peu à peu de son travail, ces études ne sont pourtant pas des divertissements intellectuels. A la différence des Etudes sur l’histoire romaine et de Don Pèdre Ier roi de Castille, elles ne se fondent pas, c’est vrai, sur de vastes documentations, mais, comme toujours, les connaissances de Mérimée sont puisées dans de bonnes et authentiques sources. Le principal mérite de cette série de publications est d’initier les lecteurs français dans l’histoire et la civilisation de la Russie, univers mythique depuis Napoléon.

Comme César, comme don Pèdre, ce sont ici encore des héros à statut ambigu qui attirent l’attention de Mérimée : Stenka Razine, une brute sanguinaire, qui doit ses victoires à la force de son désir de vengeance, c’est-à-dire de justice ; Chmielnicki, serviteur infidèle de la Pologne et de la Russie tour à tour, et défenseur d’une fidélité à toute épreuve des intérêts des cosaques, sa communauté ; Démétrius, l’imposteur bien-aimé, qui meurt assassiné à cause de son seul tort, celui d’avoir voulu introduire dans une Russie ancestrale des usages occidentaux ; Pierre le Grand, enfin, le despote impitoyable, qui combat, lui aussi, les forces des traditions obscurantistes et importe des techniques et des sciences de l’Occident. Parmi ces histoires de feu et de sang, celle qui trouve l’écho le plus terrifiant dans l’histoire du XXe siècle, est le « Procès du tsarévitch Alexis » : on y lit comme le modèle des grands procès staliniens, fondés sur des preuves fabriquées de toutes pièces et des aveux arrachés sous la torture. Sous des apparences quelquefois romanesques, c’est une histoire politique qui se dessine dans ces études russes, en toute sévérité.