Passer au contenu Société Mérimée

Style, manière, genre

Walter Pater, à l’issue d’une étude du style de Mérimée, conclut à « la perfection du style de personne » . Il signifie par là le caractère « impersonnel » d’une œuvre d'où l’auteur est absent mais la formule vaut aussi pour la singularité de cette écriture. Dès ses débuts dans la littérature, Mérimée refuse d’emprunter les chemins battus. Dans Chronique du règne de Charles IX (1829), il annonce ce refus, en jouant à rappeler les attentes du public pour mieux les décevoir. Le lecteur : « Ah ! je m’aperçois que je ne trouverai pas dans votre roman ce que j’y cherchais. » L’auteur : « Je le crains . » Comme les artistes qu’il admire pour leur persistance dans la voie où ils se sont engagés et pour leur refus de toute concession à la mode ou à la gloire, Mérimée restera fidèle durant toute sa carrière d’écrivain aux règles qu’il s’est fixées, [virgule] sans jamais céder à la facilité de se copier. De là une écriture inimitable et reconnaissable entre toutes. Pour la caractériser, on retiendra deux mots-clefs : naturel et distance. « J’ai toujours cru que, lorsqu’on est simple et vrai, on est un grand artiste . » Ce naturel, que Mérimée prend soin de distinguer de l’imitation de la nature, est issue d’un travail extrêmement rigoureux mais qui passe inaperçu, de sorte que le résultat s’impose comme inséparable du « simple » et du « vrai ». Quant à la distance, qui a souvent déconcerté la critique, elle caractérise l’écriture de Mérimée à tous les niveaux, en tant que distance à l’égard des lecteurs, de la matière représentée, de la création littéraire elle-même. Elle est fondamentale à deux options majeures qui déterminent la création de Mérimée, et que nous nommerons l’« esthétique du peu » et « l’art de la mystification ».

Cruauté

« Il faut en convenir à la honte de l’humanité, la guerre avec toutes ses horreurs a des charmes extraordinaires, surtout pour ceux qui la contemplent à l’abri », écrit Mérimée dans sa première Lettre d’Espagne . Lui-même choisit quelquefois ses sujets en fonction de leur degré de violence et de cruauté, comme il l’affirme à propos de Lokis dans une lettre à Valentine Delessert : « j’ai pris le sujet le plus extravagant et le plus atroce que j’ai pu, mais il a fini par me plaire » . Les personnages, les faits [je supprime « divers », à cause de sa signification spécifique], les mœurs qui retiennent son attention sont ceux qui véhiculent le maximum de violence et de cruauté : « l’amour africain », la Saint-Barthélémy, l’histoire des Cenci, la figure de Carvajal qui descend « du fameux don Diego, mestre de camp de Gonzale Pizarri, dont la cruauté a passé en proverbe », et qui se montre digne de ses origines … Les crimes perpétrés dans l’œuvre de Mérimée font frémir : fratricide, parricide, vampirisme, crime passionnel et même infanticide…


Si la violence des œuvres de jeunesse doit beaucoup à l’atmosphère frénétique de la littérature romantique des années 1830, on sent cependant chez Mérimée une fascination pour le monde rude qu’il décrit, pour la brutalité inhérente aux êtres non civilisés qui ignorent les lois sociales. Il met au jour une véritable poésie de la barbarie, que cette présentation du chant illyrique pourrait bien résumer : « A la fin de chaque vers le chanteur pousse un grand cri, ou plutôt un hurlement, semblable à celui d’un loup blessé. On entend ces cris de fort loin dans les montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu’ils sortent d’une bouche humaine » . Cette beauté sauvage, indicible, fait plus que dépayser : elle écrase ses rivales. Le narrateur de La Vénus d’Ille le suggère dans l’éloge qu’il fait de la statue sortie de terre : « Je me demandais si la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse ; car l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous un étonnement et une espèce d’admiration ».

Fantastique

Depuis la Vision de Charles XI jusqu’à Lokis, l’intérêt de Mérimée pour la littérature fantastique n’a jamais faibli : mauvais œil, vampirisme, statues et tableaux qui s’animent, maisons hantées, diableries de toutes sortes, le matériel du fantastique est partout présent dans son œuvre.

Lui-même a indiqué, à partir de ses lectures de Hoffmann, de Gogol et de Pouchkine, les conditions d’un bon récit fantastique. Celui-ci doit faire, tout d’abord, la part belle à la vraisemblance :

Commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible, et le lecteur se trouvera en pleine fantastique avant qu’il ne se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui .

Un auteur de nouvelles fantastiques doit aussi ménager l’illusion, donner l’impression qu’il croit ce qu’il dit, et laisser une part d’ombre pour le lecteur qui interprétera à sa guise l’événement narré . Ces principes sont à l’œuvre dans les récits fantastiques de Mérimée. Le narrateur est toujours un témoin digne de foi, un savant qui garde la tête froide devant l’intrusion du surnaturel (voir Lokis et La Vénus d’Ille) ; le cadre et les personnages paraissent décrits de visu ; les protagonistes sont montrés avec leurs petites faiblesses et leurs passions. Mérimée est un maître lorsqu’il s’agit de jouer avec l’ombre et la lumière, d’introduire des phrases à double sens, des avertissements, et de maintenir l’obscurité sur ou l’opacité de l’opacité sur l’événement, une fois celui-ci raconté : le héros de Lokis, présenté par sa fiancée comme un ours, disparaît à la fin de l’histoire sans qu’on soit assuré de sa véritable nature ; l’inscription « Cave amantem » sur le socle de la statue de Vénus, telle qu’elle est décryptée par le narrateur, annonce la mort d’Alphonse, mais le mystère de la divinité païenne fondue en cloche demeure entier.

Mystification

Son goût pour la mystification assure à Mérimée une place à part dans la littérature de son temps. Dans son premier livre, Théâtre de Clara Gazul (1825), il se fait passer pour une comédienne espagnole. L’ouvrage est illustré d’un portrait de celle-ci, mais qui est, en fait, le portrait de Mérimée lui-même, orné d’atours féminins, et l’introduction est signée par un nommé Joseph l’Estrange, le prétendu traducteur des pièces. Deuxième supercherie célèbre, Mérimée fait paraître, en 1827, sous l’anonymat, La Guzla, dont le sous-titre, Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Croatie et l’Herzégovine, fait passer pour d’authentiques créations populaires des morceaux de son invention. Là aussi, l’introduction est signée par le prétendu traducteur, de nationalité italienne cette fois, et grand spécialiste de l’Illyrie.

La mystification prend : plusieurs pièces de La Guzla sont traduites et données pour authentiques par des savants anglais et allemands, ainsi que par Pouchkine et Mickiewicz. Mérimée multiplie pourtant les indices : le seul nom de Joseph « l’Estrange » suffit pour suggérer le caractère factice du document ; Guzla est une anagramme de Gazul. L’auteur souhaite à l’évidence être reconnu : dans quelques exemplaires du Théâtre de Clara Gazul, le portrait de la comédienne est un cache superposé au sien propre, et à Goethe, il envoie La Guzla dédicacée par « l’auteur de Clara Gazul ».

Cette tendance à la mystification ne s’exprime pas uniquement dans les œuvres de jeunesse : Mérimée feint d’être un critique anglais dans son « Salon de 1839 », publié dans la Revue des Deux Mondes ; tout en suggérant que ses narrateurs sont les avatars du sujet de l’écriture, c’est-à-dire de lui-même, il leur prête des identités variées : archéologue, traducteur, savant, officier d’artillerie, de marine … Sans doute, on peut considérer ces documents faussement authentiques comme des exercices littéraires : si la supercherie prend, la réussite littéraire est confirmée. Mais la propension à mystifier se laisse aussi comprendre comme un moyen de concilier des identités éloignées les unes des autres qui furent celles de Mérimée lui-même, et, ce qui est peut-être plus important encore, comme un moyen de mettre à distance des oppositions internes du moi qui s’exprimeront, dans l’œuvre de fiction, sur le mode de l’affrontement du héros avec le double ou avec la femme.

Paucité

1829 : Mérimée écrit sa première nouvelle, Mateo Falcone. Par ce choix de ce genre tenu pour mineur, il mise sur une esthétique que l’on peut appeler « l’esthétique du peu ». Son œuvre, par son volume, est de proportions modestes et les textes sont on ne peut plus concis : Mateo Falcone tient en une dizaine de pages, les autres nouvelles du recueil Mosaïque ne les dépassent guère. « Je hais les détails inutiles, et d’ailleurs je ne me crois pas obligé de dire au lecteur tout ce qu’il peut facilement imaginer » , explique le narrateur de La Chambre bleue. Son modèle, confie-t-il à Tourgueniev, est la médaille grecque : « Pour moi l’artiste qui a gravé certaines médailles grecques est l’égal de celui qui a sculpté un colosse . » Dans la médaille grecque en effet, contrairement à la médaille française, « les parties marquantes […] sont exagérées et traitées avec grand soin, tandis que les autres sont négligées » Le « résultat est que cette dernière médaille frappe beaucoup plus et laisse une impression durable et profonde . »

L’écriture de Mérimée se caractérise par l’absence des développements : tout ce qui est susceptible d’entraver la marche de l’action – descriptions, dissertations, commentaires parasites – est banni. Les événements se déroulent avec une rapidité extraordinaire : « le fait, rien que le fait, et le fait toujours sur pied, toujours pressé d’arriver, comme un facteur de la poste ou un conscrit en congé », observe Eugène Pelletan . L’art du raccourci est remarquable au niveau de la phrase, du paragraphe et de la conduite globale de la narration : la formule ramassée et la maxime sont préférées aux grands mots et aux longues périodes. Le détail significatif est valorisé, et le passé, les motivations, les pensées des personnages sont occultés… Le récit s’achève sur un soupçon (Colomba), quelquefois le dénouement est escamoté (la Partie de trictrac, Lokis). L’effet produit par cette esthétique est d’amplifier l’intensité dramatique, de mettre en relief une scène et de conférer aux événements racontés un statut d’évidence : l’œil noir de Carmen et la clef de Saint-Clair, heurtant le vase étrusque, ne se laissent plus oublier.

Sécheresse

« S’il exagéra quelque chose, ce fut une maigreur qui alla enfin jusqu’à la sécheresse » , dit Barbey d’Aurevilly de Mérimée, et Sainte-Beuve oppose sa « manière nue, sèche et toute pelée » à la « manière abondante, excessive » de Lamartine . L’auteur de Carmen est parfaitement conscient de cette caractéristique de son écriture, qu’il souligne lui-même dans une lettre à Tourgueniev : « mon défaut à moi a toujours été la sécheresse ; je faisais des squelettes, et c’est peut-être pour cela que je blâme le trop d’embonpoint ».

Pour comprendre cette sobriété poussée à l’extrême, ce refus de « l’horrible emphase des hommes du jour », selon les mots de Delacroix , il suffit de se rappeler la difficulté, allant jusqu’à l’impossibilité, de parler de soi et d’être compris qui est au cœur de La Double Méprise, de Colomba ou du Vase étrusque. La sécheresse de Mérimée s’explique, en partie, par le refus, qu’il consigne dans sa notice sur son ami Victor Jacquemont, de « la fausse sensibilité de Rousseau et de ses imitateurs ». C’était une mode à laquelle Jacquemont « s’était fait une réaction, exagérée, comme c’est l’ordinaire. Nous voulions être forts et nous nous moquions de la sensiblerie ».

Les nouvelles de Mérimée présentent les faits de manière brutale, sans pathos ni attendrissement. « L’émotion seule manque à ces beaux et parfaits récits […]. Jamais cette glace ne se brise, jamais une larme n’en fond la rigueur. L’auteur ne s’attendrit point », écrit Paul de Saint-Victor. Don José tue Carmen, Mateo Falcone tue son fils âgé de dix ans: à aucun meurtrier de Mérimée, le bras ne tremble. La conséquence de cette sécheresse est un effet de sidération. Mérimée déplace les perspectives morales, les ébranle, met en question notre système de valeurs fondé sur la simple opposition du bien et du mal.